La liberté d’égratigner
Par Philippe Leclerc
CHRONIQUE
On dirait qu’ici, dans les Laurentides, on s’est endormis dans le confort du convenable. On veut des textes qui goûtent la tarte aux pommes et la tranquillité d’esprit, des chroniques qui s’enfilent sans heurts, qui flattent un peu, mais surtout qui ne dérangent pas trop la digestion. Sauf que la critique – la vraie, celle qui brasse un peu la cage, qui gratte là où ça pique, qui remet les pendules à l’heure quand tout le monde s’endort les deux mains sur le volant – elle, fait encore heureusement partie de la démocratie.
Je ne parle pas d’insultes, ni de coups bas, ni de ces petites vacheries de corridor. Je parle de cette parole libre qui secoue la poussière sous le tapis avant qu’elle ne devienne une vieille moquette. Celle qui réveille un peu les esprits, quitte à froisser quelques chemises bien repassées.
Autrefois, nos hebdos locaux en contenaient, de ces chroniques. Dans les années 80, 90, 2000, ces plumes avaient du cran, du mordant, du caractère. Elles disaient les choses comme elles étaient, parlaient des élus locaux et des décisions qu’ils prenaient, toujours avec sincérité. On pouvait être en désaccord, on pouvait se répondre, mais on convenait qu’il y avait de la place pour de la critique. Aujourd’hui, on dirait qu’on préfère les chroniques qui ne brassent pas trop et qu’on laisse le dérapage critique aux réseaux sociaux . Alors forcément, quand quelqu’un revient avec une plume un peu rugueuse, ça étonne, ça irrite, et tout à coup on se demande pourquoi il dérange autant.
Depuis mes dernières chroniques sur les élections municipales, les réactions n’ont pas manqué. On m’a écrit que mes propos allaient trop loin, qu’en rappelant certaines décisions du passé j’avais remué de vieilles histoires qu’on aurait préféré laisser mourir tranquilles. On m’a dit que citer un vote, pourtant public et inscrit noir sur blanc dans un procès-verbal, relevait presque de la provocation. On m’a reproché deux phrases – deux ! – pour avoir résumé les enjeux de onze élections à couvrir dans une seule chronique de sept cents mots. Faites le calcul : c’est à peine le temps de respirer, encore moins de régler des comptes. Et puis, évidemment, on m’a fait sentir que certaines vérités froissaient, que certains constats grattaient un peu trop. Mais la démocratie, ce n’est pas un lac calme avec des cygnes ; c’est une rivière vive, pleine de cailloux, et quand on y jette une pierre, c’est normal que ça fasse des ronds.
Je ne nomme personne, pas parce que j’ai peur, mais parce que je garde encore une certaine élégance. Ceux qui se reconnaissent n’ont qu’à se demander pourquoi. Mon rôle n’est pas de caresser ni de crucifier; c’est de regarder droit devant et de décrire ce que je vois, même si ça dérange ceux qui préfèrent le brouillard.
Je ne suis pas journaliste, je suis chroniqueur. Et une chronique, ce n’est pas un communiqué municipal relu par trois directeurs de communication; c’est un espace de liberté, une opinion assumée, ancrée dans les faits mais traversée par le vécu et le ton de celui qui l’écrit. Ce qu’on me demande, ce n’est pas la neutralité – c’est la franchise. Et la franchise, dans un monde dont les oreilles chatouillent même avec des gants de velours, c’est déjà un geste de résistance.
On m’a aussi prêté des rancunes, des frustrations, des comptes à régler. C’est commode, ça évite à mes détracteurs de répondre sur le fond des choses que je soulève. Je n’ai ni revanche ni rancune : j’ai au contraire beaucoup de respect pour celles et ceux qui s’exposent à la critique publique. J’ai travaillé avec des élus pendant des années, j’ai vu leur dévouement, leurs limites, leurs soirs trop longs et leurs dossiers impossibles. Mais je sais aussi qu’un élu qui refuse la critique oublie d’où vient son pouvoir : des citoyens, pas de sa propre image. Un politicien qui n’aime pas qu’on lui rappelle ses votes, c’est un peu comme un cuisinier qui chiale parce qu’on a goûté à sa soupe. Si c’est trop salé, on a le droit de le dire.
Le vrai problème, c’est qu’on a perdu le goût du débat. On confond désaccord et agression, opinion et attaque personnelle. On veut des débats sans friction, des conversations sans malaise, des élus sans opposition. Pourtant, c’est dans le choc des idées que naît la lumière; pas dans les salons feutrés où tout le monde se félicite d’être d’accord avec eux-mêmes.
Ailleurs au Québec – à Montréal, à Québec, à Trois-Rivières – les chroniqueurs brassent la cage et on leur répond sans tomber dans les vapeurs. Ici, dans nos montagnes, on a parfois la couenne un peu mince. Un mot trop franc, et on dégaine le mot « règlement de comptes ». Mais la démocratie, ce n’est pas un « 7 Up flat ». Et c’est tant mieux comme ça.
Je relis mes chroniques de la dernière année : pas une insulte, pas une attaque, rien qui dépasse le cadre du débat public. Des faits, des contradictions, du mordant, oui, mais toujours avec le souci de nourrir la réflexion. Certains me remercient d’éclairer un peu le décor; d’autres me reprochent d’avoir rallumé le feu. Très bien : sans feu, on gèle.
Alors oui, je vais continuer d’écrire. De poser les questions qui dérangent et de pointer les contradictions qui fâchent.
Parce que pendant qu’on se fâche, on ne s’ennuie pas. Et dans une démocratie, l’ennui, c’est ce qu’il y a de plus dangereux.