Comment tu parles de ton père De Joann Sfar

Par Marie-Catherine Goudreau

comment-tu-parles

CHRONIQUE

Par DANIEL GIGUÈRE

Davantage connu dans le monde de la bande dessinée, qu’on pense au très populaire Chat du rabbin qui a aussi été adapté au cinéma, Joann Sfar est également romancier, illustrateur et réalisateur. On lui doit le très beau film Gainsbourg, vie héroïque, sorti en 2010, et fort bien reçu par la critique. L’auteur français reprend cette fois la plume chez Albin Michel pour un roman sur le thème du père, ou plus précisément la mort du père, avec ce petit côté picaresque qui en fait un plaisir de lecture assuré.
« Rien n’est plus banal que de perdre son père quand on a 40 ans », dira-t-il en entrevue. Quelque 150 pages permettront tout de même d’en prendre la mesure, suffocante reconnaît-il, tandis qu’il raconte cet épisode douloureux de sa vie alors qu’il se trouve en vacances dans une station balnéaire crétoise, où il doit également se faire soigner pour les yeux par un ophtalmologiste du nom de Gorgounioux, mais le mot gorgone le foudroie littéralement du regard. « Depuis un mois que tu es mort, dit-il en parlant de son père, je n’ai pas dormi une seule nuit. C’est une malédiction religieuse. Ne pas dormir et trop pleurer. »
L’effet cathartique tient sans doute une place importante dans la démarche de l’auteur. « Je n’écris pas pour qu’on se souvienne de l’agonie [de son père]. Je souhaite m’en débarrasser. » Mais rien ici n’en porte la lourdeur, précisément parce qu’il est jalonné de petites anecdotes souvent très drôles et d’une autodérision parfaitement assumée. « Je suis un Israélite né trop près de Turin pour prendre les choses au sérieux. »
Livre pudique, émouvant et personnel, il est le kaddish de Joann Sfar pour ce père disparu. Adoré et craint à la fois par son fils, André Sfar, avocat respecté de Nice, était aussi un sacré bagarreur au sens littéral du terme et n’hésitait pas à foutre son poing sur la gueule de ceux qui l’embêtaient.
Tombeur de ces dames, « …j’ai fait pleurer entre deux mille et trois mille femmes quand je les quittais », l’homme avait sa part d’ombre, comme tous les pères sans doute, et Joann Sfar cherche à nous partager ses souvenirs sans le moindre pathos, mais avec des phrases remplies de tendresse : « Si l’on souhaitait se convaincre de l’absence révoltante de Dieu, c’est dans les yeux effrayés du père qu’il faudrait glaner des arguments ».
L’occasion est belle ici de revenir sur ces autobiographies auxquelles on accole trop facilement l’étiquette de « romans ». Beaucoup d’écrivains français en sont accros. Qu’on pense seulement à l’imbuvable Christine Angot qui, année après année, utilise sa vie sous toutes ses coutures pour en extraire un peu de substance. Exercice qui permet toutes sortes de résultats, du plus banal au règlement de compte le plus féroce. Suffit ensuite de changer les noms, et puis voilà. On passe chez l’éditeur, qui nous trouvera génial comme d’habitude. Chez ces auteurs, la qualité est inversement proportionnelle à la résonnance du tiroir-caisse.
Rien de tel chez Joann Sfar, qui transcende aisément l’autobiographie pour atteindre l’universel. Nos propres souvenirs surgissent durant la lecture, presque à notre insu, et c’est en ce sens que le livre est réussi. On s’identifie tous un peu à cet homme pris dans sa douleur et qui raconte les huit jours d’agonie de son père, le tout entrecoupé par des confessions du genre : « Je dois beaucoup à mon père, mais le plus grand cadeau qu’il m’a fait a consisté à ne pas savoir dessiner. Merci, papa, d’avoir laissé un espace vierge, dans lequel aujourd’hui encore je m’efforce de grandir ».
La réussite d’un roman tient à peu de choses, et c’est souvent le contraire de l’ambition. Raconter tout simplement le cours d’une vie, ou la disparition d’un être cher (ou même sublimé comme dans le cas d’Anaïs Barbeau-Lavalette et La femme qui fuit) peut nous faire toucher au sublime. Et Sfar, comme quelques rares écrivains de son temps, nous le rappelle de très belle façon.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

...