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« Il fallait qu’on sente la laine mouillée » – Jorane et Éloi Painchaud

Par Thomas Gallenne

Donner une âme musicale à La Guerre des Tuques 3D

C’est dans une ancienne grange en bois, transformée en studio d’enregistrement, que Jorane et Éloi Painchaud me reçoivent. Nous sommes dans le bois, au fond d’un cul-de-sac, quelque part à Saint-Sauveur. La grange côtoie une maison centenaire. Des vélos d’enfants et un trampoline rappellent que les enfants sont en classe. « Les sœurs McGarrigle venaient jouer dans cette grange quand elles étaient petites », me conte Éloi, le regard brillant, le sourire charmant. Partout où le regard se pose, des guitares, un piano à queue, des violoncelles, une batterie, des claviers électroniques dans un coin, des chaises, des tabourets, des fils, des câbles. Ici, on est dans l’antre d’Éloi. Un antre organique, loin du studio d’enregistrement calfeutré, de cubicules et de vitres séparant l’ingénieur du son dosant les pistes. Oui, c’est ici qu’Éloi conçoit, compose et réalise de la musique, des chansons, des albums pour divers artistes bien en vue ou en devenir. « J’ai commencé à réaliser à la fin d’Okoumé, vers l’an 2000. Et depuis, ça n’a jamais arrêté », me confie-t-il. Pour Jorane non plus, ça n’arrête pas. En plus de son travail d’équipe avec Éloi, dans la vie comme en musique, elle a reçu le Félix Album de l’année – instrumental, pour son disque Mélopée à la première partie des galas de l’ADISQ le 27 octobre dernier au Club Soda.

Il y a de la fébrilité dans l’air. L’univers musical m’a toujours impressionné. Peut-être parce que son langage m’échappe totalement tout autant qu’il me fascine. La fébrilité, je la sens aussi chez Jorane et Éloi. C’est la première entrevue qu’ils donnent ensemble, dans le cadre de la sortie fort attendue du film d’animation La Guerre des Tuques 3D (voir autre article). Leur tâche : lui donner une couleur, une âme musicale.

Qu’est-ce qui vous a amenés à faire les chansons thèmes et la musique de La Guerre des Tuques 3D?

Jorane – Tout a commencé à la Semaine Cinéma du Québec à Paris en décembre 2013. On était invités, Éloi et moi, comme compositeurs de la musique du film Louis Cyr qui était à l’honneur. On nous a demandé d’animer un Master Class sur la musique de film. Marie-Claude Beauchamp [la productrice de La Guerre des Tuques 3D], qui était là, dans un élan du cœur, est venue nous voir pour nous proposer de faire les chansons thèmes et la musique du film.

Éloi – Sa vision de la musique – le volet dramatique de l’histoire – s’est un peu dessinée en nous parlant. Elle savait qu’on avait réalisé beaucoup de musiques de film et qu’on pouvait couvrir beaucoup de terrain. C’est une de nos caractéristiques de notre association Jorane et moi comme cocompositeurs, c’est qu’on couvre un large spectre musical : on a des influences et des goûts variés; on joue des instruments très variés. Elle a eu un élan du cœur et, nous aussi, on est un peu tombé en amour avec elle.

Jorane – On se disait : « Oh my god! C’est nous qui allons faire la musique de La Guerre des Tuques! On s’est sentis honorés, chanceux. »

 

Justement, comment avez-vous fait le pont entre ce film culte qui a marqué votre génération et une commande pour un nouveau film, destiné aux enfants actuels?

Éloi – On a eu de bonnes discussions avec Jean-François Pouliot, un des coréalisateurs, et on ne voulait pas être trop passéistes ni mélancoliques. Pas trop, juste assez, car c’est un film que nos enfants vont regarder avec leurs yeux d’aujourd’hui. Au niveau de la musicalité, c’était super important d’être actuel, de notre temps, et de faire appel à des artistes incroyables d’aujourd’hui, des Marie-Mai, des Fred Pellerin, Jonathan [Painchaud]…

Jorane – … Qui sont tous de cette génération, qui ont tripé sur La Guerre des Tuques. Donc, ce qui a été la figure de proue dans la musique, c’était les chansons, car ensuite la musique qui accompagne les actions, le scoring, était une déclinaison des cinq thèmes principaux.

Comment avez-vous exprimé la nordicité, le froid en chanson? Ça ne devait pas être évident?

Jorane – C’est pas évident. En fait, la production voulait que ça sente la laine mouillée! (Jorane et Éloi s’esclaffent en chœur.)

Éloi – Ouais, c’était le mot d’ordre de Jean-François : que ça sente la laine mouillée. Exactement!

Jorane – Autant pour l’image que le son.

Et comment on image ça, de la laine mouillée, en musique?

Jorane – Oui, c’est ça qu’on lui a demandé au début… (rires)

Éloi – En fait, quand t’es dessus, tu le sais. À un moment donné, tous les éléments organiques de tes instruments se mettent en place et on le sent quand on est dessus. Quand on travaille avec un réalisateur, c’est important qu’il nous communique sa vision. On lit le synopsis.

Jorane – C’est important d’avoir l’histoire dans ta tête, bien longtemps avant de commencer à travailler dessus officiellement.

En fait, vous avez un travail essentiel qui est d’ancrer l’émotion dans la narration.

Jorane – Effectivement. Mais au départ, le cinéma, c’était quoi? C’était de l’image et de la musique. La musique fait partie intégrante de l’émotion qui va être transportée vers le spectateur.

 

Une fois que le projet débute, quel est votre processus de travail, de création?

Éloi – Dans ce projet, on a commencé par les chansons. C’était une demande et c’était très bien comme ça, car ça a permis à l’équipe d’animateurs de s’approprier la rythmique de notre musique. Avec les chansons, ils ont fait cinq animatiques de plus en plus poussées, comme des petits vidéoclips sur les chansons.

Le film n’était pas encore fait?

Jorane – Non! Il y avait juste des dessins sur des cartons. Eux ont monté l’animation sur le rythme des chansons. Les rythmes des chansons et des animations se synchronisaient au fur et à mesure.

Éloi – On avait le descriptif de chaque scène dans le synopsis.

Jorane – Moi, j’ai aimé cette façon de travailler, plus que si j’avais eu l’image, car ça a laissé place à l’imaginaire. Et ça a fait que les chansons existent aussi par elles-mêmes.

Éloi – C’était aussi une commande, que les chansons survivent au film, qu’elles passent à la radio, que les gens se les approprient et les chantent. Ça ne s’était pas vu au Québec depuis longtemps. Dans les moutures hollywoodiennes, ça a recommencé avec Frozen…

Jorane – Sauf que là les personnages ne chantent pas. C’est pour accompagner leurs actions, comme des vidéoclips.

 

Il y a cinq chansons thèmes dont L’hymne, interprétée par Fred Pellerin et Céline Dion. C’est un méchant gros coup, ça! Comment ça s’est fait?

Jorane – Tout d’abord, toutes ces chansons, on les a interprétées. Ensuite, il fallait les laisser aller. Mais il fallait qu’elles soient belles, alléchantes. Et Ian Kelly, qui est aussi des Laurentides, les a adaptées en anglais. On a donc envoyé une super belle version à Céline, et ça s’est rendu…

Éloi – Quand on a composé L’hymne, on savait que cette chanson devait accompagner le deuil des enfants qui perdent le chien Cléo. Malgré la tristesse, il y a une grande lumière. Jorane et moi, on s’est dit qu’il fallait que ce soit Fred qui l’interprète.Jorane – Avec son intensité, sa simplicité dans la voix…

Éloi – On a appelé Fred, on est all
és le voir, on lui a joué, il a adoré. Il l’a chanté avec beaucoup de lumière. Suite à sa performance, on avait besoin d’un alter ego féminin fort, on a envoyé une bouteille à la mer et elle s’est rendue. Céline est tombée en amour avec la chanson, et je suis allé au Berklee College of Music, à Boston, enregistrer Céline alors qu’elle avait arrêté ses spectacles depuis un an et demi. Ça a été un moment magique.

 

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Un moment magique aussi que fut cette rencontre de près d’une heure avec deux musiciens d’exception, généreux, qui font dans ce cas une grande partie du travail dans l’ombre, mais pour un résultat ô combien lumineux. Il n’y a qu’à écouter les chansons thèmes et la bande originale du film pour s’en convaincre. Voir le film et faire durer le plaisir en écoutant sa B.O.

Un merci tout spécial à mon ami Tim Rideout, qui a participé à la réalisation de ce projet musical comme orchestrateur, compositeur additionnel et musicien. Un de ces artisans de l’ombre qui nous apportent la lumière et illuminent nos vies.

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