La machine à fabriquer des putes

Par Éric-Olivier Dallard

Du mauvais usage de la séduction

«Quand on parle de féminité, j’ai l’impression qu’on parle d’aimer séduire. Et qu’aimer séduire serait quasi-constitutif du fait d’être munie d’une paire de seins. En ce sens, féminité et putasserie se rejoignent. (…) Lorsque je lis les magazines féminins, j’ai l’impression qu’on donne aux femmes des conseils qui seraient bienvenus si l’on voulait former des putes.»

Donnons le crédit: cette citation de Virginie Despentes (auteure de Baise-moi – le livre et le film –; Les chiennes savantes; Bye-bye Blondie; Teen Spirit ; et, tout dernièrement, King Kong Théorie, essai publié chez Grasset), cette citation donc, elle se trouve reprise dans… un «magazine féminin», Elle Québec.

Donnons la date: je vous le dis d’emblée, ce n’est pas 1960; c’est plus grave: c’est dans l’édition de janvier 2007 dudit magazine féminin, celle en kiosque juste là, près de chez vous…

Les nouvelles esclaves – «Si l’on voulait former des putes»
Ça nous change des dernières chroniques… Car oui!, Josée, féministe éditrice, féminine complice, je dois reconnaître, bien à regret (!), que je suis en accord avec toi et ton Espace griffé de cette semaine, au sujet de la pub de la Spectra de Kia.

Dans cet Espace, tu lies aussi, très justement, le sujet avec les accommodements raisonnables, te demandant où sont les mouvements féministes lorsqu’il est question de droits (fondamentaux) des femmes que certains de ces accommodements emporteront avec eux, en particulier dans la «sphère privée», dont, depuis la loi omnibus des seventies de Trudeau (l’État n’a rien à voir dans la chambre à coucher, il doit en être évacué) qui était nécessaire c’est incontestable, on a prudement détourné le regard, oubliant au passage que le pire s’y consomme et le meilleur s’y consume.

Le combat que tu proposes aux féministes (les dérapages possibles, probables, des accommodements raisonnables), Josée, est noble.

Mais il est bien au-dessus de leurs moyens… En fait, elles sont incapables de le mener ou, pire encore, ne le désirent même pas. La pub de Kia, au contraire, c’est bien adapté, crois-moi. N’espère rien de plus.

La preuve? Je te présente là un autre combat. Plus exigeant que celui de la pub Kia, plus important aussi. Mais moins difficile à conduire que celui des accommodements raisonnables. Pourtant, la situation perdure et enfle. In-ca-pa-bles, les féministes, je te dis. Allez, je t’explique…
«Lorsque vous lui faites une fellation, regardez-le directement dans les yeux. Toute actrice porno qui se respecte vous le dira, c’est ce regard qui rend les hommes fous.»

Ce passage-là, il est tiré du «Guide 100% sexe (99 trucs coquins pour amener votre mec au 7e ciel»), publié dans l’édition de janvier 2003 d’Adorable, un magazine qui s’adresse aux jeunes filles qui consommaient aussi Fille d’aujourd’hui, parfois des plats végétariens, souvent du maquillage de Pharmaprix, des vêtements à la tonne, des cd copiés en série de J.Lo. Eminem, Christina, autrefois Britney; bref: d’abord des filles qu’Adorable tutoie dans ses pages, des filles entre, disons, 12 et 18 ans (bien que la rédaction du magazine parle plutôt de 16 à 24 ans… mais la question n’est pas véritablement là).

Elle n’a pas un peu raison, la Despentes, dans le Elle de janvier, vous ne trouvez pas?

Que l’on soit outré de cet encart glissé entre les pages d’un magazine «jeune» – dirigé à l’époque par une femme de 26 ans – et glissé entre les mains d’ados qui se cherchent dans le regard de l’autre n’a rien de bien original, me semblait-il… et pourtant… si peu de voix se sont élevées que j’en suis à me demander ce qu’il en est vraiment: en sommes-nous arrivés à l’historique moment du sexe-en-kit, où l’on «monte» un partenaire comme on monte un meuble Ikea? Que l’on me comprenne bien, que l’on ne me traite pas de vieux réactionnaire engoncé dans les principes arriériés d’une autre époque et que l’on ne me parle pas non plus de pudibonderie: ça ne vous fait pas quelque chose que l’on cherche à vous montrer «la» technique? Technique que l’on cherche à montrer à vos filles et vos fils?

Les clones du sexe débarquent, et ils ne sont pas même raéliens, ils ont simplement consommé du média.

Et ils regardent leur partenaire dans les yeux en lui faisant une fellation. Pourquoi pas? Encore une fois, la question n’est pas là.

Elle est ici. C’est quand même ahurissant, non?, que l’on ne s’offusque pas, en cette ère néo-féministe, de cette façon de présenter les choses (ou «la chose») qui laisse entendre que les femmes, pour plaire aux mecs, doivent être des machines-à-sexe préformatées (sur la couverture d’Adorable, ces mots: «Devenez la femme que les hommes désirent»)…
… euh… tout ce chemin pour en arriver là???

Les hommes, oui, ils désirent beaucoup de trucs. Comme aussi une Ferrari ou un Hummer, le saviez-vous?

Ah oui! et puis, maintenant, une Spectra, de Kia! Vous prenez des notes, mesdames?

Regarde tomber les filles

Je vais vous le dire ce qui est «vieux jeu», ce qui est réac’, ce qui fait «réactionnaire engoncé dans les principes arriériés d’une autre époque»: c’est exactement ce «Guide 100% sexe» d’Adorable; ce sont exactement ces magazines féminins que s’arrachent les femmes, qui, loin d’être libérés ou libéraux, nous ramènent, sur le fond de la pensée (seule la forme s’est adaptée au goût du jour), des décennies en arrière…

Rien que pour l’exercice, j’ai retrouvé une série de petits bouquins destinés aux adolescentes de l’époque de la Seconde guerre et de l’après-guerre (1945, date de publication du volume dont je tire la citation), publiés aux éditions Fides… Le titre que je retiens est édifiant: Ai-je le droit de plaire? (par Gérard Petit), vendu 10¢ à l’époque.
«Regardons-y donc d’un peu plus près, écrit M. Petit. La coquetterie est pour vous, jeunes filles, une tentation de tous les jours; vous y échappez d’autant moins qu’une tendance naturelle vous y incline. L’homme recherche, la femme est recherchée; elle le sait et abandonne volontiers à l’homme la force pour se réserver la beauté.»

Gérard Petit, c’est un mec. À la limite, il pouvait bien écrire toutes les conneries qu’il voulait, croyant connaître où loge le bonheur des femmes (dans une vertu délavée?). Mais quand des magazines féminins, dirigés par des femmes reprennent ce discours exact, simplement en d’autres mots que l’on dira plus actuels, alors…

Ah oui!, dans la même collection que Ai-je le droit de plaire?, il y a aussi cet autre titre: Puis-je lire n’importe quoi?
– Non, ça rend sourd. Et con. Et conne.

L’humanité d’une civilisation (ou son inhumanité) se juge à la façon dont cette civilisation traite les plus faibles de ceux qui la compose, qui n’ont en général pas même la parole. Les enfants, par exemple.

Dans la première édition de l’année de MacClean’s, ce titre en Une: «Why do we dress our dauthers like skanks?»

Parce que les femmes peuvent être les pires des maquerelles.

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