Faire un câlin à Normand Laprise
Par Journal Accès
J’aurais voulu aller jogger avec Normand parce qu’on m’avait raconté qu’il chaussait ses runnings pour garder la ligne. Ça m’aurait permis de le découvrir sous un autre angle, en dehors de son repaire : la maison Toqué. J’aurais aussi voulu assouvir le fantasme de l’inviter à souper, non pas dans un resto mais plutôt chez moi. Ç’aurait mis la table, sans jeu de mots, à une discussion sur l’évolution du goût, le phénomène du foodisme et l’éventuelle attaque d’AirBnB sur le prêt-à-manger version « Matante Solange ».
Je lui aurais sans doute cuisiné ma fameuse recette d’agneau Deux façons, épaules et merguez, servie sur polenta crémeuse et légumes carbonisés.
N’empêche que je me serais royalement planté, avec mon agneau acheté au IGA. Pas que mon objectif était de l’impressionner, loin de là. Mais l’homme a fait de la traçabilité une valeur ancrée solide, pas un truc à la mode mais quelque chose de senti et vécu qui se cantonne maintenant comme une mission. D’ailleurs j’ai vu au moins deux bêtes suspendues dans sa chambre froide. Des Texel, me dit-il, de la ferme bio Rousseau de St-Gabriel-de-Rimouski.
« Avant, on envoyait parfois les parties moins nobles à la Maison du père, maintenant on les sert au bistro T, souvent braisées ou cuites sous-vide », m’explique Normand. Nous n’avons pas soupé ensemble, ayant vite réalisé que « Le Normand » a un horaire probablement aussi chargé que notre ami Justin en début de mandat.
De surcroit, ç’aurait été froid, puisqu’il a repoussé notre entrevue à trois reprises, mais sans rancune.
N’empêche que de me mettre aux fourneaux pour le médaillé de l’Ordre du Canada aurait été tout un trip, je seconde sa citation comme quoi « la table rapproche les gens, fait vivre des émotions ».
Notez, chers lecteurs que j’écris Normand parce que dès la glace brisée, j’ai senti cette authenticité débordante, et puis nous avons vite convenu de nous tutoyer. Il m’offra même un verre de la bouteille de pinot noir ouverte plus tôt dans son bureau avec Martin.
C’est que Martin Picard, telle une caricature d’homme des bois, est accoudé au bar du Toqué, arborant t-shirt de Batman et tuque de bûcheron.
D’ailleurs, notre conversation se suspend au moment où Picard et sa bande de chambranlants lurons quittent. Les deux chefs se font un câlin bien senti, et Martin de me dire:
– « Il sent bon Normand hein ?! Il émane un parfum bien marqué! »
– « Jamais senti… »
– « Viens, viens… il faut que t’essayes ça!, et pis viens ici toi voir si tu sens bon? »
Les odeurs, c’est rudement important.
Et c’est ainsi que Picard, Laprise et moi avons échangé des câlins à tour de rôle, supervisés par le sympathique chef du Pied de cochon qui lui, émanait le pinard à des milles à la ronde!
En googlant le célèbre chef pour préparer notre rencontre, on peut ensuite avoir l’impression qu’il radote en jasant avec lui.
Ce n’est pas le cas. Laprise, prend son temps, utilise les mots justes. D’ailleurs il le répète souvent à « ses » jeunes de prendre leur temps, de faire les choses bien, d’y aller étape par étape.
« Les jeunes, ils veulent parfois aller vite, devenir des vedettes et pis ils voient certains restaurateurs qui se promènent en Ferrari ; tu sais, moi, je roule dans une vieille Civic toute cabossée, et pis ça n’a aucune importance au bout du compte », me lance Normand.
Je le jabbe sur sa présence aux Chefs, la répercussion sur la notoriété et le chiffre d’affaires. « Tout ce que je fais, il doit y avoir une raison, ça doit être cohérent. Tu sais, je n’irai pas porter une valise au Banquier ! »
Il me raconte ses débuts, de Monsieur Abraham au Café de la Paix, qui l’appelait « Petit », énumère ses rencontres formidables avec Martin, Charles-Antoine, David, Lio et plusieurs autres.
Je comprends que pour plusieurs artisans talentueux des cuisines, le Toqué est comme le bercail.
Ses yeux s’illuminent lorsqu’il évoque son fils Tom, les jeunes qu’ils trouvent beaux.
Son amour pour les produits du Québec est sincère, il me dessine de ses mains son céleri-rave chopé au marché, gros comme ça!
Il se met à gesticuler en m’expliquant son projet communément appelé boucherie, pour que les banquiers comprennent. Mais qu’au fond c’est un genre de dépôt alimentaire sur lequel il bosse. En visitant ses cuisines, il me raconte la préparation des aliments, me présente ses fours tel un guitariste qui affectionne sa Stratocaster ou sa Memphis. Passé la chambre froide, il me raconte ses fournisseurs, on sent le lien archi-fort.
– « Y’a pas une grosse différence de prix entre le porc élevé en série et le porc bio de mon producteur de Charlevoix… »
« Au Québec, faut arrêter d’élever des porcs comme des cochons, ça n’a pas de bon sens. »
Sur cette affirmation qui justifie en tout point son futur projet, aussi parce que je sais comment notre juge-bien-aimé, à l’époque où l’on adorait l’émission Les chefs, voue un respect solennel aux bases de la cuisine et aux produits de qualité, je me permettrai de citer Bocuse : « De même que la cuisine doit laisser aux produits le goût de ce qu’ils sont, le cuisinier doit employer des mots qui ont le sens de ce qu’ils sont. »
Ce fut un réel plaisir de te faire un câlin cher Normand. Psst !, en passant, j’accepte d’emblée ton invitation à goûter très bientôt.