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TUNISIE

Par Rédaction

Récits de 27

En ce temps de pandémie, le Journal vous propose de voyager par procuration à l’étranger. Cette semaine nous publions un extrait du nouveau recueil de Gary Lawrence, Fragments d’ailleurs, paru aux éditions Somme toute. Dans cet extrait, il nous fait visiter les ruines
de Carthage, en Tunisie, à travers sa lorgnette de journaliste de voyage!

Gary Lawrence.

 

Il ne faut pas détruire Carthage

Dans le merveilleux monde du tourisme, il existe une réalité propre aux gens et agents qui oeuvrent dans cette industrie : les voyages de familiarisation.

Aussi appelés fam trips, ces séjours tous frais payés sont organisés par les voyagistes – et parfois par des offices de promotion touristique – pour faire connaître les destinations qui figurent dans leurs brochures, afin que ces conseillers en voyages les fassent connaître à leur tour à leurs clients.

Parfois, un ou deux scribes se joignent à ces périples organisés et réglés au quart de tour, pour faire eux aussi découvrir les sites d’intérêt dans des publications spécialisées, destinées au même merveilleux monde du tourisme.

Il y a une quinzaine d’années, j’ai ainsi été affecté comme journaliste à l’un de ces séjours où on ne vous montre que tout ce qui va pour le mieux dans le meilleur des mondes, même si on est au Soudan du Sud ou en Corée du Nord. Mais cette fois-là, c’est en Tunisie que je me suis rendu. Et j’y ai découvert un magnifique monument de pauvreté d’esprit, en la personne d’une conseillère en voyages.

Après être passé par le fabuleux Chott el-Jérid – une vaste mer de sel durci –, de foisonnantes palmeraies, les premières dunes du Sahara, Djerba la douce et les jolies villes côtières de la côte est – dont Sousse, désormais tristement célèbre –, nous avons mis le cap sur Tunis, la capitale si maghrébine mais tellement mâtinée d’Occident.

C’est dans le nord-est de Tunis que s’élèvent toujours les ruines de Carthage, la célébrissime cité-État phénicienne sur laquelle je fantasmais depuis mes premières lectu-res d’Astérix, où j’ai appris que Caton le Grand commençait toujours ses discours en disant « Delenda Carthago » (« Il faut détruire Carthage »).

Si Scipion l’Africain est arrivé à raser cette ville lors de la troisième guerre punique, en 146 av. J.-C., les Romains ont par la suite couvert leur nouvelle capitale africaine d’innombrables mosaïques, qui en font toujours l’orgueil. Même si les plus remarquables d’entre elles ont été transférées au Musée du Bardo – lui aussi devenu tristement notoire –, des pans entiers de ces fins ouvrages parent encore ce qu’il reste de Carthage. Et c’est là que j’ai failli étrangler la « conseillère en voyages » qui a fait augmenter ma pression en quelques nanosecondes.

C’est alors que nous visitions ce site classé sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO que cette Vandale des temps modernes a voulu se rapporter un petit souvenir personnalisé. Déjà, ramasser un fragment issu d’une civilisation qui a vu naître « la plus prodigieuse cité de l’univers » m’apparaissait impensable : il faut laisser à l’histoire ce qui appartient à l’histoire.

Mais pour la conseillère inculte que j’ai songé à assommer d’un coup de gourdin, il ne suffisait pas de se pencher pour ramasser un morceau déjà détaché de mosaïque – il y en a des milliers qui traînent partout sur le site. Il fallait qu’elle, la touriste sans gêne et sans gène de bon sens, choisisse son morceau de mosaïque, qu’elle avait repéré au cœur d’un ensemble intact. Et pour se le procurer, elle a utilisé l’outil le plus pratique qu’elle avait sous la main, ou plutôt sous le pied : son talon.

Sous mes yeux hébétés, elle a ainsi tapé, retapé et retapé encore avec son talon sur l’ensemble de la mosaïque pour aller cueillir son petit fragment bien à elle. J’étais tellement estomaqué devant un tel abîme

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