Madame la Marquise

Par serge-grenier

Il fallait bien commencer quelque part. Après avoir étrenné mon cadeau de Noël de cette année-là, skis et tout le bataclan, à la côte Morgan qu’écrase aujourd’hui de sa splendeur le complexe olympique de Montréal, ce fut direction la Marquise à Saint-Sauveur. Deux jours. Mon émotion était palpable.

Première auberge: j’oublie son nom mais pas celui de son propriétaire, qui disait s’appeler Bonaparte et être membre de l’illustre famille corse. À beau mentir qui vient de France. Et moi, j’étais qui? Le pape Pie XII? Dormir chez un prince d’empire, supposé ou réel, ce n’est pas donné à tous les prolétaires. Et puis, ce n’était pas cher. Au salon, peu d’évocations du grand petit homme, à peine un buste. Petit buste.

Stem, slalom, chasse-neige: j’avais tout à apprendre. Première remontée: je crains de me couvrir de ridicule. Première descente palpitante. Comme au cinéma: cheveux au vent et peur aux trousses. Première chute. Ce n’est pas tomber qui est difficile, c’est se relever, en disant in petto aux montagnes: «Non, vous ne m’aurez pas.» Enneigé comme je suis, tout le monde va le savoir que je suis tombé. Ciel! des bosses. Mes premières. Que fais-je? On ne m’a pas dit. Prudent en tout temps, je les contourne. En fin de journée, on me félicitera pour mon slalom. Un peu lent mais sans trop de faille. Équilibre à surveiller. Mais à part ça, tout va très bien, madame la Marquise.

Quelques heures s’écoulent, marquées de hauts et de bas. Malgré tout, la brunante venue, je peux le dire: Marquise accomplie. J’y reviens demain. Il est temps car peu habitués à tant d’agitation, deux mollets crient pitié. Comme dit le proverbe non encore homologué, bottines enlevées, bonheur aux pieds. Sentiment d’apesanteur. Maintenant, que me proposera-t-on comme premier repas de nouveau skieur? Une fondue, je gagerais. Pari remporté.

Si le matelas n’a rien d’impérial, jolis rêves en perspective car demain, je ressaute la Marquise. On en vient à ne penser qu’à ça. Oui, on dort bien dans l’air pur des montagnes. Puis, rêves. Drelin dit le réveil. Le ciel est radieux, je m’en promets. Le prince Bonaparte s’y connaît en déjeuners copieux car, comme le disait un ancêtre à lui, on n’envoie pas les hommes au combat l’estomac vide.

De quel côté prendre la Marquise aujourd’hui? Cet autre versant qui m’est inconnu comporte-t-il des risques? Existe-t-il une protection? Une carte d’état-major? Tandis que je suppute, je constate que la neige n’est pas comme hier. Ça peut affecter le glissement du ski. Un petit coup de cire arrangera tout cela. Elle est là, dans ma poche; je ne skie jamais sans elle.

Je crois voir sourire un skieur passant par là. Comment savoir s’il sourit ou s’il rit de moi? Difficile de voir avec mes grosses lunettes enveloppantes. L’enthousiasme d’hier est intact. Je chausse ces skis de bois comme un vrai Norvégien. Chemin faisant, un air en tête, je reconnais deux bosses que je n’ai pas aimées hier. Je les évite avec élégance et poursuis ma route. À la même heure, moins de chutes qu’hier. « Moins de chutes qu’hier » noterai-je ce soir dans mon journal. Au bout d’un stem particulièrement réussi étant donné mon jeune âge, j’aperçois un étourdi qui fonce tout droit dans les arbres. J’ai beau crier, il n’écoute pas. Une fraction de seconde avant de frapper une épinette noire (picea mariana), audacieux virage du skieur qui ne se la cassera pas encore aujourd’hui.

Ma carrière de skieur fera long feu. Cinq ans de skis de bois et deux en Rossignol qui me furent volés. L’autre jour en passant, la Marquise m’est revenue. Pas en chair et en os, bien sûr, mais tout comme. Je lui ai demandé:

Mais où êtes-vous donc, noble Marquise?

Que sont vos pentes devenues?

Car il faut que je vous dise,

Je les ai jadis connues.

Elle me reconnaît. «Tu te souviens de la première fois que tu as glissé sur moi? T’avais aimé ça, hein! Avoue.» On ne nie pas l’évidence même si depuis on est passé à autre chose.

Comme tant d’autres, je l’avais quittée pour d’autres monts et vaux. Je ne serai pas méchant avec elle. Elle a rendu un immense service à des dizaines de milliers des nouveaux skieurs. Mais la vérité est que madame la Marquise vieillissait. Moins aguichante, certaine lassitude, soif de neuf, tout pour clairsemer la clientèle. Une chirurgie esthétique majeure, ça coûte combien? On n’est même pas sûr du résultat.

Le combat de la Marquise contre l’inéluctable était touchant de candeur naïve. Vieillie mais

éminemment reconnaissable, chacune de ses bosses, chaque touffe de végétation avait livré tous

ses secrets. Son sac était vide de tours. Déclassée au palmarès, concurrence féroce. Difficile de garder son rang. Et puis il y avait l’autre, le mont Saint-Sauveur. De là la question qui s’imposait à la Marquise, implacablement: Que deviens-je?

La Marquise avait fait son temps. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Une abdication s’avérait souhaitable. Les bosses d’autrefois avaient été remplacées par d’autres, moins facilement contournables, celles-là. Ça ne pouvait durer. Oui, le temps était venu de passer à autre chose. Fut-elle l’instigatrice de ce qui allait se dérouler? Peut-être pas. Toujours est-il que dans un élan démocratique tout à son honneur, la Marquise posa sa parure de tête et se fit républicaine. Venez donc chez moi, je vous invite.

Hé bien! La Marquise est devenue espace vert et quartier résidentiel. Il fallait bien construire quelque part. Ce fut là. Et puis, après tout, il y a toujours l’autre. Et ne parlons pas, je vous prie, du bon vieux temps et disons les choses telles qu’elles sont, ou plutôt telles qu’elles furent. Cette bonne Marquise a toujours été facile à mâter, une croqueuse de débutants, avare d’émotions fortes, jamais d’extase. Une petite bosse par-ci par-là, rien pour alerter les autorités. On n’est pas à Garmisch Partenkirchen ici.

A-t-on fait quelque chose pour perpétuer la mémoire de la Marquise? Sans aller jusqu’à lui vouer un culte, on pourrait peut-être organiser des pique-niques sur la neige au cours desquels les plus vieux expliqueraient aux plus jeunes les émois ressentis naguère sur les pentes de Madame. Vite, le temps presse.

Laisser un commentaire

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *