Le père Gédéon
Par serge-grenier
Le grand Serge Grenier, figure reconnue dans les mondes artistique et médiatique depuis des décennies, devient chroniqueur pour Accès! Retrouvez deux fois par mois dans nos pages les mots, les pensées, et l’humour décapant de cet amoureux des Laurentides.
Serge Grenier
Quiconque habite ou fréquente les Laurentides doit, à défaut d’hélicoptère, franchir le pont Gédéon-Ouimet, dans un sens comme dans l’autre. Dans combien de centaines de milliers de véhicules a-t-on prononcé la même phrase, brève mais lourde de sens: «C’est qui, ça, Gédéon Ouimet?!»
La question mérite qu’on s’y intéresse…
Depuis sa construction, cet ouvrage était connu par tous comme le pont des Mille-Îles puisqu’il passait au-dessus de la rivière des Mille-Îles. Les choses étaient simples: un pont, une rivière, un nom.
Un jour, un fonctionnaire eut une idée. Et il y tenait. Pourquoi ne pas baptiser ce pont anonyme du nom d’un des héros de notre histoire?
«Les ponts sont essentiels, soliloquait l’homme, on ne peut vivre sans eux.» Poursuivant son raisonnement, le serviteur de l’État en remettait: «Et puis, s’il n’y avait pas de ponts, il n’y aurait aucune raison d’avoir des rivières.» Logique implacable. Que répondre à cela?
Mais il faut un nom. Une grande gorgée de café pour se stimuler la matière grise et l’employé modèle se penche sur la question. Le nom d’un ancien premier ministre peut-être? Pourquoi pas? Ils ont tous tant fait pour nous. Mais lequel? Lomer Gouin a son barrage, René Lévesque son boulevard. Duplessis est déjà pris à Trois-Rivières. Lesage a son autoroute et son aéroport, ça suffit. Parizeau, Landry, Bouchard? Une fois morts peut-être mais lequel des trois? Johnson? Peut-être mais lequel des trois?
Une intense session de tempête cervicale fit apparaître la lumière au bout du tunnel. Ainsi naquit le pont Gédéon-Ouimet, de même que la phrase, brève mais lourde de sens: «C’est qui ça, Gédéon Ouimet?!»
Instruisons-nous. Maintenant qu’on sait tous qu’il fut premier ministre – pas très longtemps: exactement 571 jours (1873-74) – on doit à la vérité de dire qu’il est surtout connu, que ses descendants me pardonnent, par l’éclatement sous son règne du scandale des Tanneries, qui entraîna sa démission. Ce scandale ressemblait à ceux auxquels nous sommes aujourd’hui habitués, en ce sens que les affaires louches qui se brassaient et les sommes d’argent qui circulaient, ce n’était déjà pas de la roupie de sansonnet!
Le pont Gédéon-Ouimet occupe un emplacement stratégique aux tables de concertation de Transports Québec. (Nom de code: pont GO). Il y en a pour preuve l’installation sur ledit pont de caméras de surveillance dont les images sont disponibles chez vous sur internet, dans le confort de votre foyer, 24 heures sur 24. Qualité d’image: pauvre; montage: nul. Pour tous.
À l’époque, la résonance de la construction du pont avait fait long feu. Une poignée avait maugréé: architectes, ingénieurs, écrivains, acteurs sur le déclin, mais bon, il fallait un pont. Absolument. Un sous-ministre adjoint de Transports Québec, fin lettré du soir et des week-ends, avait paraphrasé Gertrude Stein en lançant: «Après tout, un pont est un pont. Non?» Bon.
La construction fut terminée à peu près selon l’échéancier, avec un dépassement de coûts des plus raisonnables. C’est un long pont plat, ennuyeux, quelconque, banal. Un triste pont. Ni laid, ni hideux. Que triste. Consolation toutefois: il semble solide, celui-là!
Il existe de par le monde des ponts qui soulèvent l’enthousiasme ou l’émotion. Le pont du Gard, le pont d’Avignon, le Golden Gate de San Francisco, le pont de Québec, le pont Alexandre-III à Paris, le pont de la Tour de Londres. Mais pas celui dont il est ici question.Que ceux qui n’ont jamais souffert de l’ingratitude humaine lui lancent la première pierre car quel étrange destin fut celui de Gédéon Ouimet. Le pont est plus connu que l’homme. Comme Honoré Mercier, Louis-Hyppolite Lafontaine, Victoria.
Mais revenons au père Gédéon. Barbe soigneusement taillée, cheveux nettement blancs, nez fin, œil clair, grande gueule né, légère surcharge pondérale, il rayonnait de gloire hier et plus personne ne se souvient de lui aujourd’hui. Après sa déchéance politique, il fut bien heureux d’être nommé surintendant de l’Instruction publique et de le demeurer vingt ans. Bilan des documents consultés? Aucun souvenir impérissable ne se rattache à cette période de sa vie.
On dit parfois que les Québécois ne connaissent pas leur histoire. Gédéon Ouimet pourrait en témoigner éloquemment. Cette anesthésie collective ne frappe pas que nos anciens premiers ministres, on la retrouve partout. En littérature par exemple, qui se souvient des poètes Nérée Beauchemin et Englebert Gallèze?, de Laure Conan? Qui garde en mémoire les tableaux naïfs de la charlevoisienne
Marie-Cécile Bouchard ou ceux du peintre-barbier de Chicoutimi? Si peu.
Si le pont Gédéon-Ouimet venait à céder sous son propre poids, il serait vraiment exagéré d’affirmer qu’un pan de notre histoire vient de s’écrouler. Ce ne serait qu’un autre pont de tombé.
Aujourd’hui que nous avons eu le temps de nous faire à l’idée que ce pont-là va s’appeler Gédéon-Ouimet encore longtemps, continuons de l’emprunter comme nous avons toujours fait, à la différence que l’on n’entendra plus la phrase brève mais lourde de sens: «C’est qui, ça, Gédéon Ouimet?»…