Et le mystère de Chocolocobanggochaï, elle se souvient!
Par Journal Accès
Ma tante Lulu
Diane Baignée, collaboration spéciale
« Bonjour chérie, me dit-elle! Comment vas-tu aujourd’hui? » Voici l’entrée en matière de nos conversations. Lucienne, c’est cette dame de 91 ans, yeux bleu azur, joues roses et douces et tendues comme un ballon bien soufflé. Sa taille réduite par le temps, elle est une femme toujours aussi vive et racée dans son genre.
Lucienne, sœur missionnaire d’Afrique qui, pendant 30 années au moins, a été une pionnière en la matière. Un peu rebelle pour son époque et son statut de religieuse, mais combien généreuse, chaleureuse et joyeuse. Elle a du caractère, ses collègues le savent bien. Lorsqu’elle arrive dans le corridor, les images sacrées virevoltent. Elle déplace de l’air.
Après avoir traité du thème usuel de la température, avec tout ce que l’on connaît de cet été en dents de scie, elle s’exclame : « Eh bien, vas-tu prendre des vacances, cet été? » et « Comment vont les amours, est-ce cœur atout? ». Comme dans le film Le jour de la marmotte, les mêmes questions me sont adressées, en général quatre ou cinq fois durant la même conversation. Elle n’est pas sourde, tante Lucienne, elle ne se souvient pas, c’est tout. Mais qu’à cela ne tienne, au travers ces questions qui reviennent comme un disque brisé, je ressens sa profonde affection pour moi et son intérêt à me savoir heureuse.
Quand nous sommes capables de dépasser les irritants que peut amener la perte cognitive chez nos aînés, nous retrouvons la candeur de ces personnes. Lucienne se sent si vivante à se rappeler les souvenirs les plus saillants de sa vie et que dire des cavaliers qui ont dû passer leur chemin vu l’appel pour sa mission divine et humanitaire.
J’ai compris qu’au-delà de la réalité du court terme, qui glisse comme un œuf dans une poêle de Téflon, eh bien les souvenirs, quant à eux, réaniment la mémoire et les autres sens. Parlez-lui de la sorcière Chocolocobanggochaï qui vivait dans une petite hutte en Tanzanie, des serpents enroulés dans un coin de sa cabane, de sa rencontre avec mère Térésa, et de toutes ces mères et leurs enfants qu’elle a tant aimés, embrassés et aidés, vous verrez que la mémoire n’était qu’au coin de la rue, pas trop loin. La musique est un autre bon moyen de réveiller cette mémoire… les paroles de Parlez-moi d’amour. Elle se les rappelle.
La mémoire, quand rien ne la stimule, peut jouer des tours. Et puis, si jamais elle décline, l’essentiel c’est d’aimer cette personne avec son histoire et son présent.
J’avais 8 ans, je ne la connaissais pas. Elle écrivait ses aventures à mon père, son frère. Un jour, j’ai reçu une lettre et puis une autre, plus tard. Nous avons correspondu ensemble pendant quelques années avant que je la vois en personne. Internet n’existait pas. Mais la fébrilité s’emparait de moi quand je recevais une lettre provenant d’Afrique. Ça faisait ma journée et me faisait rêver. « Un jour, j’irai te rejoindre, ma tante! », lui avais-je écrit. Elle fut de retour au Canada, les problèmes politiques ayant obligé son rapatriement. Par la suite, campée à Montréal, elle accueillait ces boat people. Elle est d’ailleurs la marraine d’une bonne dizaine de personnes immigrées. Elle les aime toutes.
Tante Lucienne a été et est toujours ma source d’inspiration. Elle m’a appris la beauté des mots aider, aimer et est un modèle pour moi. Elle savait prendre soin des plus démunis et vulnérables. Grâce à elle, je suis devenue travailleuse sociale. Elle ne le sait pas. Pas grave.
Dans la grande bâtisse de sœurs retraitées quelque part au nord de Montréal se cache une petite femme, 5 pieds à peine, qui rit et s’exclame… c’est Lulu. Elle ne se souvient plus que de quelques détails dans toutes les histoires du monde, mais elle se souvient toujours que nous nous aimons tendrement.
Diane Baignée est travailleuse sociale en pratique privée.
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